Nous avons vu dans un précédent billet la centralité de la règle de droit dans la doctrine de contre-insurrection américaine et le changement qui en a résulté dans la conduite de la guerre. La nécessité de gagner le « cœur et l’esprit » des populations a poussé les États-Unis à orienter leurs opérations militaires dans un sens plus respectueux du droit international. Le respect de la légalité devait être un élément déterminant de la légitimité. Par exemple, le Commandement US a adopté des directives tactiques restreignant l’emploi de la force aérienne en Afghanistan afin de diminuer les risques de dommages civils. Pour autant, le respect du droit international humanitaire ne semble pas avoir été systématique durant ce conflit. Ainsi, les trafiquants de drogue ont été délibérément attaqués sans que leur implication directe dans les hostilités n’ait été établie.
Cette tension entre restriction et extension semble être une caractéristique majeure de la conduite contemporaine de la guerre, notamment dans l’exercice de la puissance aérienne. On peut ajouter le cas des éliminations ciblées par les drones armés américains. La multiplication de ces opérations témoigne d’un usage privilégié de la force létale caractéristique du paradigme de guerre alors que l’existence d’un conflit armé dans les zones où elles ont lieu est controversée. Toutefois, les standards qui les gouvernent sont plus contraignants que ceux issus du droit international humanitaire, ce qui en fait des actes « hybrides », entre guerre, maintien de l’ordre et légitime défense.
Dès lors, comment comprendre les dynamiques à l’œuvre dans l’application du droit international humanitaire ? Quelle rationalité peut expliquer qu’une armée puisse aller plus loin dans les restrictions de ciblage que les standards juridiques, tout en autorisant des frappes contre des objectifs clairement illégaux ?
En examinant la problématique de l’effectivité du droit international sur la conduite américaine de la guerre aérienne, Janina Dill apporte des éléments de réponse éclairants à ces questions dans son ouvrage Legitimate targets ? Social construction, international law and U.S. bombing (UK, Cambridge University Press, 2015).
- Indéterminations du droit international humanitaire
Ce dernier porte sur la définition de l’objectif susceptible de faire l’objet d’une attaque armée, soit la notion d’objectif militaire plus les principes guidant la conduite de l’attaque. L’auteur part du constat que le droit international humanitaire est indéterminé sur trois points. Le premier porte sur la conciliation entre la nécessité militaire et l’impératif humanitaire (l’auteur parle d’ « humanitarianisme ») qui traverse la matière, notamment le principe de proportionnalité. Elle n’offre pas de méthode ou de standard précis pour régler ce compromis : elle est l’affaire du commandant ou de l’opérateur sur le terrain chargé de l’appliquer. On a à faire ici à une indétermination de but selon Janina Dill. Le second point porte également sur le principe de proportionnalité : il s’agit de l’absence de standard pour évaluer la conséquence d’une attaque. Le principe de proportionnalité exige d’opérer un équilibre entre deux exigences contradictoires ; il impose aussi de minimiser les dommages collatéraux attendus de l’attaque. Par contre, il ne demande pas des résultats spécifiques. Il s’agit de l’indétermination conséquentielle du droit international humanitaire. Le troisième point porte sur la notion floue d’avantage militaire : quel lien entre l’objet attaqué et la compétition militaire à laquelle se livrent les protagonistes ? Comment apprécier l’avantage militaire dans l’application du principe de proportionnalité ? Cette indétermination sémantique doit être soumise à interprétation.
- Logique de suffisance
Celle-ci peut être offerte part la logique qui anime le droit international humanitaire tel qu’il a été élaboré au XXème siècle dans les Conventions de Genève et leurs Protocoles Additionnels et tel qu’il doit être pensé au sein du système de sécurité collective des Nations Unies. Cette logique peut être qualifiée de suffisante ou restrictive. En l’absence de prise en compte de toute justification (puisque l’agression armée est illégale), cette logique dispose que toute action de guerre doit être appréciée à l’aune de la « victoire militaire générique ». Dès lors, le domaine militaire doit être strictement séparé de ceux politique, moral et économique. Autrement dit, la guerre ne peut se finir qu’avec la victoire militaire. C’est le « sequencing ». En outre, si le point de référence de l’attaque est la « victoire militaire générique », le lien entre cette dernière et l’avantage militaire ne peut être apprécié que strictement ; il ne peut dépasser une étape causale. Ainsi, seuls les personnes ou objets directement connectés à la compétition militaire sont susceptibles de faire l’objet d’une attaque : les autres sont immunisés. C’est le « containment ».
- Logique d’efficience
Qu’en est-il en réalité ? L’objet de l’étude de Janina Dill est le bombardement aérien américain. Si les États-Unis n’ont pas ratifié le Protocole additionnel I, ils ont validé le langage de l’article 52 (2) qui définit la notion d’objectif militaire. De manière générale, ils sont soumis au droit international humanitaire coutumier. Pourtant, leurs manuels militaires et juridiques vont plus loin que ce dernier. Par exemple, le Military Commission Instruction qui informe sur les crimes susceptibles de faire l’objet de poursuites par les Commissions militaires, inclut dans la définition de l’objectif militaire celui relatif à la capacité de l’ennemi de soutenir la guerre. Cela est confirmé par l’Operational Law Handbook publié par l’école des conseillers juridiques militaires américains (les Judge advocate general ou JAG). Cette extension de la notion d’objectif militaire signifie que des objets non strictement reliés à la compétition militaire comme ceux relatifs à l’énergie ou au trafic de drogue sont susceptibles d’être attaqués. Il s’agit d’une remise en cause du « containment » inhérent à la logique de suffisance.
Par ailleurs, la stratégie militaire américaine a validé la notion d’opération basée sur les effets (Effect-based operation ou EBO). Ces dernières désignent « les actions prises contre les systèmes ennemis pour atteindre les effets spécifiques qui contribuent directement aux résultats politiques et militaires désirés ». Raisonner en terme d’effet permet de viser plus directement les sources de la volonté adverse. Par conséquent, les objectifs sélectionnés sont moins liés à l’affrontement militaire entre les belligérants. En privilégiant les effets politiques, on considère que, bien qu’indirects, ils sont plus importants que les résultats cinétiques immédiats de l’attaque. De plus, les objectifs sont choisis selon leur utilité pour atteindre l’effet politique désiré, et ce, de façon efficiente, en minimisant les coûts (en hommes, en matériel…). Autrement dit, le « sequencing » est contourné.
La pratique confirme l’importance croissante prise par la logique d’efficience. L’étude de Janina Dill repose sur un échantillon de trois conflits dans lesquels la force aérienne américaine a joué un rôle majeur : le Viêtnam (les opérations Rolling Thunder et Linebacker), l’intervention en Irak de 1991 (opération Desert Storm) et celle de 2003 (opération Iraqi Freedom). L’auteur constate que l’internalisation progressive du droit international humanitaire, marquée par la place et le rôle grandissants des JAG dans les opérations militaires américaines, va de pair avec la montée de la logique d’efficience. Celle-ci se traduit par une baisse de l’interdiction. Celle-ci est une stratégie visant les objectifs militaires traditionnels dont l’engagement génère une baisse de l’effectivité militaire ennemie ; ces objectifs ont un lien direct avec l’action militaire. En outre, ces campagnes révèlent une importance croissante des objets à usage dual et un changement d’intention dans le ciblage. Ce dernier est de moins en moins lié à la « victoire militaire générique ». Au contraire, il recherche de plus en plus l’obtention directe d’effets politiques. On constate alors l’apparition d’objectifs sans lien direct avec la compétition militaire : l’exemple emblématique est l’attaque contre le leadership adverse par l’entremise de ce qu’on appelle les frappes de décapitation.
Par ailleurs, la prééminence de la logique d’efficience est renforcée par les croyances idéationnelles en vigueur. L’asymétrie, la prise en compte d’une opinion publique rétive à la violence et un système international fondé sur un principe d’interdiction du recours à la force favorisent une logique de règlement rapide du conflit en minimisant les pertes humaines.
- Logique de responsabilité
Toutefois, la logique d’efficience reste problématique. En privilégiant des objectifs moins liés à la compétition militaire, plus souvent à usage dual, elle renforce l‘exposition des civils à la guerre. En outre, elle perturbe la réciprocité, le belligérant victime des frappes aériennes n’ayant plus de certitudes sur les objectifs visés sur son territoire (certitudes en théorie acquise avec le principe de suffisance). Ces insuffisances poussent l’auteur à s’intéresser à une troisième logique, plus en phase avec l’évolution du droit international de ces soixante dernières années, tourné vers l’individu (le droit de l’humanité pour reprendre l’expression de Ruti Teitel). Ainsi, une logique qui raisonnerait à l’échelle de l’individu, en tenant compte de ses droits, mettrait en avant sa responsabilité. Dans ce cas, une personne pourrait être attaquée uniquement en situation de légitime défense en raison de sa contribution à une menace injustifiée et à condition que l’attaque létale soit une réponse proportionnelle et nécessaire à cette contribution. En dépit de ses défauts (liés notamment au niveau de responsabilité appliqué : en cas de seuil bas, la guerre serait totale ; en cas de seuil haut, elle serait impossible), la logique de responsabilité serait la plus à même de répondre au compromis entre nécessité militaire et impératif humanitaire tel qu’on l’entend au XXIème siècle.
D’ailleurs, l’auteur plaide en faveur de cette logique en conclusion. Elle rejette la croyance normative selon laquelle les combattants constitueraient un tout indifférencié susceptible d’être systématiquement sacrifiés sur l’autel de la guerre. Cette croyance est celle d’un système international westphalien façonné par les États dans lequel l’individu n’a aucun droit. En guerre, les combattants sont les moyens employés par l’État pour atteindre ses fins politiques. En raison de ce statut, ils peuvent attaquer et être l’objet d’attaque. À l’inverse, ceux qui n’ont pas ce statut doivent être épargnés. Il s’agit du principe de distinction tel qu’il allait être formalisé à partir du XIXème siècle. Un « droit de l’humanité » effectif dans les conflits armés irait plus loin dans la définition des personnes susceptibles d’être attaquée. Ainsi, Janina Dill propose d’inclure trois conditions à cet effet :
- la nécessité d’employer le moyen le moins violent
- la nécessité d’une menace immédiate réelle
- le consentement significatif effectif de la personne visée de tenir le rôle du combattant dans une guerre donnée
Sur ce point, il est dommage que l’auteur ne s’arrête sur les éliminations ciblées qu’en conclusion. En effet, ces dernières nous semblent emblématiques de cette guerre qui prendrait en compte un droit international centré sur l’individu, alors que Janina Dill les considèrent comme la « quintessence » de la logique d’efficience. Celle-ci est évidemment déterminante, les frappes de drones étant considérées comme un outil fondamental par les États-Unis dans leur lutte contre les organisations terroristes afin de neutraliser leurs réseaux (voir également ici). Mais elle est indissociable d’une logique, non moins importante, de responsabilité, « individuo-centrée », visant les personnes les plus impliquées dans l’activité terroriste et, dès lors, les plus susceptibles de constituer une « menace imminente ».