« Hostilité » vs « attaque » : la question de l’applicabilité du droit international humanitaire aux cyberopérations.

Pendant longtemps, l’existence d’un conflit armé a été conditionnée par la validation de critères formels tels que la déclaration de guerre ou la reconnaissance d’un état de guerre. Or, ces critères se sont avérés fragiles dans l’application des Conventions de droit international humanitaire. La contestation de la légitimité d’un gouvernement adverse ou encore la disparition d’un État suite à une annexion ou une capitulation ont été autant de prétextes pour nier l’applicabilité des Conventions.

Désormais, il suffit que surviennent des actes d’hostilité unilatéraux ou mutuels qui doivent exprimer l’intention du ou des belligérants

Ainsi, selon le commentaire de l’article 2 de la Première Convention de Genève, le conflit armé se définit comme « tout différend surgissant entre deux États et provoquant l’intervention des membres des forces armées… » L’existence de ce conflit armé entraîne l’application du droit international humanitaire. Selon le commentaire du Protocole additionnel I, « le droit humanitaire couvre aussi tout différend entre deux États comportant l’intervention de leurs forces armées ».

Cette évolution dans l’application du droit est le reflet du passage d’un droit international statocentré, dans lequel les Conventions étaient vues « comme des contrats de réciprocité conclus en raison de l’intérêt national de chacune des parties », à un droit plus cosmopolite dans lequel des principes supérieurs s’appliquent à tous et pour eux-mêmes.

  • L’existence d’un différend entre les forces armées de deux États constitutif d’un conflit armé.

En droit international humanitaire, un conflit armé international (nous mettrons de côté le cas du conflit armé non international) commence dès lors qu’il y a un échange armé, quelque soit l’échelle et les conséquences des hostilités, entre les forces armées des États ou des agents les représentant de facto ou de jure, à partir du moment où leur conduite est juridiquement imputable à l’État . Ni la durée du conflit ni le caractère plus ou moins meurtrier de ses effets ne jouent de rôle dans la qualification de la situation. Ainsi, un incident individuel à la frontière, la capture d’un prisonnier ou la détention de personnes visées par la Convention peut déclencher un conflit armé international. Le droit international humanitaire peut donc s’appliquer sans qu’il y ait de combat. En outre, il n’est pas nécessaire que les actes d’hostilité soit mutuels. Il suffit que des personnes ou des objets protégés soit affectés par l’action militaire d’un belligérant pour que le droit international humanitaire s’applique. Cela vise « tous les cas d’occupation de tout ou partie du territoire d’une Haute Partie contractante, même si cette occupation ne rencontre aucune résistance militaire ».

  • L’application du droit international humanitaire aux actes de violence.

Plus précisément, le droit international humanitaire gouverne la conduite des hostilités entre les belligérants parties à un conflit. Celles-ci sont constitutives pour l’essentiel d’actes de violence, telles que tuer ou blesser un soldat et détruire des biens.

Cette violence est exercée par le biais d’attaque, terme récurrent dans les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels. Par exemple, en vertu du principe de distinction, « ni la population civile en tant que telle ni les personnes civiles ne doivent être l’objet d’attaques ». Selon l’article 49 du Protocole additionnel I, l’attaque se définit comme un acte de violence contre un adversaire, que cet acte soit offensif ou défensif. Selon le commentaire de l’article 48 du Protocole additionnel I, l’opération se réfère aux « opérations militaires durant lesquelles la violence est employée ». Par conséquent, elles excluent les opérations non cinétiques. Le concept d’attaque n’inclut pas les opérations de propagande, les embargos ou les autres moyens de guerre économique ou psychologique.

Faut-il pour autant exclure les attaques informatiques du champ d’application du droit international humanitaire ?

  • Une approche conséquentialiste.

Non, car en droit international on ne peut pas opposer l’inexistence d’une technique au moment de l’élaboration d’une Convention pour empêcher l’application de celle-ci à la première. Dans ce cas, il faut se reporter à l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Il dispose que ces derniers doivent être interprétés en fonction du « contexte et à la lumière de [leur] objet et but ». Le droit international humanitaire ayant pour objectif la protection de la population et des biens civils, il convient alors d’adopter une approche conséquentialiste en fonction des répercussions des opérations sur les civils, qu’elles soient cinétiques ou non. À ce titre, cette interprétation n’est pas nouvelle puisque le fait d’employer des armes chimiques ou biologiques a toujours été considéré comme une attaque, bien que non cinétique, en raison de ses conséquences dommageables.

Par conséquent, une attaque informatique peut être qualifiée d’attaque, même si elle n’est pas en elle-même violente, en raison de ses conséquences violentes. Par exemple, une attaque informatique contre un système de contrôle aérien d’un grand aéroport se verrait appliquer le droit international humanitaire. Au contraire, l’attaque de l’intranet d’une université ne serait pas suffisant.

  • La question des cyberopérations non violentes : « hostilités » vs « attaques ».

Qu’en est-il des cyberopérations qui ne causent aucun dommage et qui se « contentent » de perturber le fonctionnement d’un objet sans causer de dommage physique visible? La manipulation ou la suppression de données suffit-elle à enclencher le seuil d’applicabilité du droit international humanitaire ?

Ici, deux conceptions s’opposent. Une première, que l’on pourrait qualifier de restrictive, cantonne la cyberopération à la seule attaque. Autrement dit, seule celle ayant des conséquences physiques dommageables constitue une attaque susceptible de se voir appliquer le droit international humanitaire. Si le manuel de Tallinn rejette les opérations non violentes, telles que les opérations psychologiques ou celles relevant du cyberespionnage, conformément aux règles traditionnelles du droit international humanitaire, la frontière avec la non violence est parfois plus que ténue. Certains experts (minoritaires) ayant participé à l’élaboration du manuel, considèrent qu’une cyberopération entrainant la perte de fonctionnalité d’un objet nécessitant, non pas le remplacement d’un composant (matériel), mais la restauration de données (immatérielles), constitue une cyberattaque. Selon ces experts, peu importe l’origine matérielle ou immatérielle de la perte de fonctionnalité : c’est cette dernière qui constitue le dommage.

On est alors pas loin de la seconde conception qui consiste à raisonner en termes d’hostilité. Elle est défendue par le CICR. La doctrine et le droit des traités n’ont pas donné de définition précise des « hostilités » et au vu de l’étendu des moyens et des méthodes qui peuvent être employés en cas de conflit armé, l’interprétation de cette notion nécessite une certaine flexibilité. De manière générale, les « hostilités » regroupent « toutes les activités violentes et non violentes entreprises spécifiquement pour soutenir une partie à un conflit armé en causant directement un préjudice de n’importe quel niveau aux opérations militaires ou à la capacité militaire d’une autre Partie ». Autrement dit, les hostilités comprennent les actes aux conséquences violentes plus ceux qui entravent les capacités militaires ennemies. Par exemple, couper l’alimentation énergétique ou les communications et l’érection de barrage font partie des hostilités. Par contre, tout ce qui affecte indirectement le belligérant adverse relève de l’effort de guerre mais ne constitue pas des hostilités. Ainsi en est-il de l’entraînement des soldats,  des moyens financiers mobilisés pour la guerre ou de la fabrication d’armes.

Dès lors, les cyberopérations peuvent se voir appliquer le droit international humanitaire si elles ont pour effet de neutraliser un objectif militaire. Cette conception corrobore l’article 52 2) du Protocole additionnel I qui parle de « neutralisation » de l’objectif militaire. Elle est également conforme au principe de proportionnalité qui parle de « dommage » excessif et non de destruction. Or, pour le CICR, par définition, le dommage porte atteinte au fonctionnement. Par ailleurs, elle est plus conforme au contenu immatériel du cyberespace : raisonner exclusivement en termes de dommage physique n’aurait pas de sens.

Toutefois, il y a un risque que cette conception inclut toute attaque contre un service dont les conséquences n’iraient pas plus loin qu’une simple perturbation telle que l’interruption de la diffusion TV ou l’impossibilité d’accéder au site d’une université. A priori, ces actes ne sont pas couverts par le droit international humanitaire mais l’interconnectivité brouille la distinction entre l’acte hostile et la simple communication.

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